mercredi 11 janvier 2012

Mythologies peri-alimentaires (1 à 4)

Nous allons les prochains jours poursuivre notre exposé sur les mythologies périalimentaires qui avait débuté au mois d'octobre 2011. Vous trouverez ci-dessous une copie des 4 premiers carnets.

C’est en 1957 que Roland Barthes publie Mythologies, un ensemble de textes écrits entre 1954 et 1956. Comme l’auteur le dit dans sa préface de 1970, il poursuit à l’époque deux objectifs :

« … d’une part une critique idéologique portant sur le langage de la culture de masse ; d’autre part un premier démontage sémiologique de ce langage : je venais de lire Saussure et j’en retirai la conviction qu’en traitant des « représentations collectives » comme des systèmes de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle. »

Notre projet est ici moins ambitieux que celui de Roland Barthes. Il ne s’agit pas de dénoncer mais de bien comprendre quels pourraient être les bénéfices, mais aussi les risques de la mise en récit de la marque. Nous focaliserons notre attention sur les marques alimentaires. Nous tenterons de décortiquer leurs publicités, lorsqu’elles s’expriment sous une forme de récit. Attacher un récit à la marque (brand story) semble devenir, au moins aux USA, la continuation naturelle de la démarche de construction d’une image (brand image). La marque devient alors récit (mythe) en s’intégrant dans un récit, celui que les publicités nous racontent. Comme c’est le cas dans quelques publicités actuelles, plus particulièrement dans le secteur automobile, la marque fait aujourd’hui de plus en plus souvent des références explicites à son histoire personnelle, ses heures de gloire, sa naissance, etc. Parfois, l’entreprise remet même au goût du jour les produits qui ont fait autrefois sa célébrité (par exemple, Fiat 500)
Depuis l’antiquité déjà, la valeur des récits (mythologies) n’est plus à justifier : les récits structurent notre vie et celle des peuples. Certains ont vu dans l’effondrement du mur de Berlin la fin de l’histoire, celle au moins des deux grands récits qui ont structurés le 20e siècle : le communisme et le capitalisme. Des philosophes ont même interprété le phénomène Otaku comme autant de tentatives individuelles et collectives de recréer les récits qui nous font aujourd’hui défaut.

Les deux déterminations exprimées par Roland Barthes dans la citation ci-dessus, nous permettent de mieux comprendre l’utilisation qu’il fait du terme Mythologies pour rendre compte des fausses évidences qu’il cherche à débusquer dans les récits de cette époque. Pour lui, le mythe tout entier est un message. Et tout, ou presque tout, peut alors devenir Mythe. Comme tout message, il peut être décortiqué et analysé à l’aide de la sémiologie. Cependant le mythe n’est pas un message simple, un message primaire. C’est plutôt une combinaison, un assemblage de messages primaires, lesquels s’ils sont bien interprétés dans un récit peuvent voir leurs effets se décupler.

Après une courte définition du Mythe et des mécanismes impacts, nous présenterons dans un premier temps de manière sommaire quelques uns des « décryptages » que Roland Barthes produisit à l’époque sur le vin, le lait, le bifteck et les frites, puis nous tenterons dans un second temps de réaliser ce dur exercice à partir de quelques publicités alimentaires et non alimentaires contemporaines. Cependant, nous focaliserons notre regard sur le récit mais pas sur le produit. C’est pour cette raison que ce carnet s’intitule Mythologies péri-alimentaires, en ce sens que les composantes étudiées pourraient très probablement s’appliquer à un grand nombre de marques ou de produit si tel était le souhait des entreprises.

Un mythe est simplement une histoire, un récit dont l’objectif est, nous disent les spécialistes, de nous rendre intelligible le monde. Mais le Mythe n’explique pas, tout du moins il n’explique pas directement. Il expose de manière subtile, il suggère. Son influence sur nos comportements peut être redoutable.

Quel est le mode opératoire du mythe ? Lors d’une rencontre, il y a plusieurs mois déjà, Marie Marquis, Professeure à la Faculté de Médecine –Nutrition de l’Université de Montréal, nous avait fait part de son questionnement sur l’effet des publicités alimentaires sur le comportement alimentaire des jeunes mères canadiennes. En cette occasion, elle évoqua alors plus particulièrement l’évolution de la représentation de l’enfant dans les publicités alimentaires au Canada.

De gentleman gastronome en culotte courte, celui-ci était devenu progressivement un méchant « petit monstre » avide de nourritures.

On peut se poser la question de savoir quels pourraient être les effets potentiels de cette représentation des enfants dans la publicité sur de jeunes mères, même si cette représentation reste largement inconsciente.

Cette représentation appelle la figure maléfique de l’ogre. L’enfant est-il devenu un petit ogre moderne que l’on doit abondamment et surtout rapidement sustenter ? Par cet acte libérateur, la mère préserve alors sa tranquillité. Cependant, si la figure de l’ogre surgit, alors la jeune maman pourrait être impactée, même inconsciemment, par la symbolique de l’ogre, un personnage fréquent de la mythologie ou les contes pour enfant (peut-être pas toujours pour les enfants d’ailleurs).

Dans la mythologie, l’un des premiers ogres est le dieu Cronos. Il est le plus jeune des 12 titans, les enfants d’Ouranos (le ciel) et de Gaia (la terre). Il dévore inlassablement ses enfants, car on lui avait prédit, qu’il serait détrôné, à son tour, par son propre fils. Souhaitant conserver son trône, c'est-à-dire son pouvoir, il ne peut alors que dévorer ses enfants. Symboliquement, l’Ogre représente la figure du père qu'il faut abattre pour devenir un adulte. Notons que Cronos ne se contente pas d’occire ses enfants pour préserver son trône, mais qu’il les dévore.

Lorsque l’on évoque la figure de l’ogre, un des contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault revient souvent en tête : celui du petit poucet. Comme dans beaucoup de mythes, celui du petit poucet est un emblème de la victoire de l’intellect sur les forces brutes de la nature, du contrôle humain sur notre animalité primitive. Que surgisse à l’esprit d’une jeune maman, l’un des deux mythes ou bien encore un autre, c’est probablement le sentiment de la délivrance qui fera jour.La marque apparaîtra alors comme le moyen, le médiateur, de cette émancipation maternelle, et toute naturelle, des forces dévorantes de la jeune nature.

Il y a, à mon sens, une grande distance entre suggérer que la marque se propose de nourrir les passions gustatives naissantes d’un gentleman gastronome en culotte courte et de suggérer qu'elle apporte une solution aux appétits voraces d’un ogre. Education ou libération ? Le mythe véhiculé par la publicité peut éventuellement être un facteur déterminant de la formation de nos représentations mentales, y compris en ce qui concerne la « normalité » de nos comportements et ceux de nos enfants. Ces représentations pourraient servir de modèles, et possiblement influencer inconsciemment nos comportements. Cette influence peut se faire sous la forme d’une acceptation, consciente ou inconsciente, du modèle suggéré ou au contraire d’un rejet de ce modèle, qu’il soit conscient ou inconscient.

Elisabeth Badinter a récemment souligné combien la représentation qu’une femme pourrait avoir d’elle-même est possiblement conditionnée par de subtiles (ou mais aussi souvent pas toujours subtiles) influences. Elle met par exemple en exergue le sentiment de culpabilité que les mères sont susceptibles d’éprouver si l’on imposait une taxe aux couches culottes jetables pour des raisons écologiques.( Elisabeth Badiner : Le conflit, la femme et la mère, 2010.)

Bien évidement la marque, en devenant une composante d’un récit publicitaire, va également être affectée par les autres composantes du récit, par l’image des personnages représentés dans la publicité, par les symboles qui s’y intègrent, la musique, etc. Dans tous les cas, elle sera, au travers de la publicité, associée aux représentations mentales que le récit publicitaire fait surgir comme celles de l'enfant ou de la mère que nous venons de brièvement exposer.

Extraits alimentaires de Mythologies de R. Barthes.

Sur le Vin

Le vin est pour les Français une boisson-totem, correspondant au lait de vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise. Le vin est doté d’un fort pouvoir de conversion, de transmutation, capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur contraire. Ses pouvoirs sont en apparence plastiques puisqu’ils changent selon l’usager. Pour l’intellectuel, le petit vin est synonyme de délivrance, d’abandon du monde artificiel (des cocktails), de passerelle vers une virilité naturelle, etc. Par contre pour le travailleur, le vin donne du « cœur à l’ouvrage » ; il est énergie, force vitale, facilitateur.
Croire au vin est un acte collectif contraignant. Celui qui tenterait de s’en échapper devrait s’en expliquer et s’exposerait à l’excommunication nationale. Pour celui dont le savoir boire est affirmé, le vin est intégrateur dans la communauté et qualificateur ; il sert au buveur de vin expérimenté à prouver à la fois son pouvoir de performance, son contrôle et sa sociabilité.[…] En France, l’ivresse est conséquence, jamais finalité.


Pour Roland Barthes, le lait est le contraire du vin.

Sur le Lait

[…] le lait est contraire au feu par toute sa densité moléculaire, par la nature crémeuse, et donc sopitive , de sa nappe ; le vin est mutilant, chirurgical, il transmute et accouche ; le lait est cosmétique, il lie, recouvre, restaure. De plus sa pureté, associée à l’innocence enfantine, est un gage de force, d’une force non révulsive, non congestive, mais calme, blanche, lucide, tout égale au réel.

Sur le Bifteck

Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend, s’assimile la force taurine. […] Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte, les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre d’intellectuels une substance médiumnique qui les conduits vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjuguent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d’exorcisme contre l’association romantique de la sensibilité et de la maladivité […].

Sur la Frite

La frite est le signe alimentaire de la « Francité ».


En 2007, en hommage à Roland Barthes, sous la direction de Jérôme Garcin plus de 40 écrivains prenaient la plume pour partager leurs mythologies. Du speed-dating au plombier polonais, de l'iPod au GPS ou encore de la délocalisation au vélo en ville, ces nouvelles mythologies sont autant de reflets de notre société en ce début de 21e siècle.

L'agriculture et l'alimentaire y font déjà une belle figure avec la mythologie de La Garigette, Les OGM, Le phénomène Ducasse, La capsule Nespresso ou bien avec Le sushi. Mais Nouvelles Mythologies proposent aussi à ses lecteurs d'intéressants récits pour ceux, qui intéressés par le secteur de l'agroalimentaire, souhaiteraient mieux comprendre de manière holistique la société et les phénomènes qui l'animent : La délocalisation, Le vélo en ville, La fièvre de l'authentique, Le déclinisme, La passion des sondages, Les bobos, etc.

J'ai sélectionné de Nouvelles Mythologies Le sushi de Jean-Paul Dubois parce qu'il assure un lien avec les Mythologies que Roland Barthes publiait en 1957.


Le sushi

Jean-Paul Dubois

Comment sommes-nous si vites passés des beurres noirs de Curnonsky à l'épure des nigiris ? Des assiettes de charcuterie aux bouchées des malis ? De la viande de souche aux sachets de sushis ? C'était comme si, après avoir tant mastiqué les entrailles du monde, il s'était abandonné, les mâchoires repues, aux langueurs de la diète, se contentant d'un filet d'algue, d'une noix d'amidon et d'un brin de phosphore. En 1957, Roland Barthes écrivait : « Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale [...] La frite est le signe alimentaire de la « Francicité ». » Cinquante ans plus tard, le sushi signe la fin des haricots, l'abandon des huiles bouillantes et la carne rougie au fer de la patrie. Hors du charnier natal, ce vieux pays erre donc désormais au grès des appétits rétrécis flairant distraitement les gamelles du monde. En ce moment la mode est au régime sec, à l'hygiénisme coronarien, au fildéférisme anodisé et à la flûte de shakuhachi (instrument de 54,5 centimètres dont l'échelle de base est ré, fa, sol, la, do) assaisonnée d'un filet de feng shui. Et ce n'est donc pas au hasard si, au gré des recettes, l'on vous précisera toujours les bienfaits de cette nouvelle « jouvence de l'abbé Sushi » : les poissons, ici roulés, sont riches en oméga 3 (acides gras polyinsaturés), le riz regorge de vitamine B1, le soja est le gingembre ont des vertus antiseptiques, le soja ruisselle de calcium tandis que le wasabi, dans sa virulence moutardière, prévient la formation des caries. Il n'en fallait pas davantage pour que cette terre de « francicité », jadis infestée par la goutte, et aujourd'hui en proie au doute, succombe à la savante pharmacopée d'une ordonnance nippone ni mauvaise.

(A suivre ...)



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